Surdité en classe : plus d’un code à son arc

article Libération - Lopica - déc. 2016

Article paru dans Libération le 23 décembre 2016, par Elsa Maudet.

Suzon, élève malentendante de CP et sa codeuse, Charlène, le 25 novembre à Fontenay-aux-Roses.

article Libération - Lopica - déc. 2016

Photo Boris Allin. Hans Lucas

L’académie de Versailles finance un accompagnement en langue parlée complétée pour 30 enfants, du primaire au lycée. Cette transposition visuelle du français améliore la compréhension et permet plus d’autonomie sur le long terme.

L’enseignante présente le programme de l’après-midi : ateliers de dessin et de tangram (puzzle chinois). Assis sur leurs petites chaises, parmi des cartables Star Wars et la Reine des neiges, les élèves de CP de l’école les Pervenches de Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine) suivent ses instructions. Les yeux de Suzon font, eux, l’aller-retour entre la maîtresse et l’autre adulte présente dans la classe spécialement pour elle : Charlène Gourmelon, une «codeuse» en langue française parlée complétée (LPC). Suzon est sourde profonde et possède deux implants cochléaires, un pour chaque oreille, qui lui permettent d’entendre une bonne partie des sons qui l’entourent. Mais pas tous. D’où la présence de la codeuse qui, deux fois par semaine, vient en classe lui retranscrire ce qu’il se passe.

La surdité est souvent associée à la langue des signes française (LSF). Or elle n’est pas le seul mode de communication existant. La LSF est une langue à part entière, comme peuvent l’être l’espagnol, le chinois ou l’arabe. Mais certains sourds parlent en français – être sourd ne signifie pas être muet – et s’aident, pour comprendre, de la langue parlée complétée (LPC), qui est donc une transposition visuelle du français. En LPC, chaque consonne est retranscrite par un positionnement particulier des doigts. Chaque voyelle par un positionnement particulier de la main par rapport au visage. Pour faire un «b», on plie le pouce et on tend les quatre autres doigts. Pour le son «on», il faut placer sa main à côté de sa bouche. Résultat, le mot «bon» se «code» en plaçant ses quatre doigts à côté de sa bouche.

«Confusions»

Deux demi-journées par semaine, donc, Charlène vient aider Suzon à suivre en classe. L’enseignante donne les consignes pour l’atelier dessin mais, au moment d’aller chercher le matériel nécessaire, la petite fille, dont le serre-tête rose est accordé à son gilet, est perdue. Charlène vole à son secours et lui répète ce qu’elle doit faire, en codant. Grâce à son aide, Suzon a finalement mieux compris que ses voisins de table, à qui elle explique à son tour qu’«il faut dessiner le petit garçon» de l’affiche du film The Kid, avec Charlie Chaplin. «Les prothèses et les implants redonnent une audition partielle, mais il y a énormément de confusions entre les sons, entre les mots, et certains ne sont pas du tout captés», explique-t-on à l’Association pour la promotion et le développement de la langue française parlée complétée (ALPC). Même quand elles sont munies d’implants, les personnes sourdes lisent donc sur les lèvres pour mieux comprendre. Or le «m», le «b» et le «p», par exemple, se ressemblent visuellement. Comment, dans ce cas, distinguer les mots «main», «bain» et «pain» ? La LPC vient débroussailler tout ça. Et l’enjeu est d’autant plus grand pendant l’enfance et notamment à l’école, lieu par excellence de découverte de nombreux mots, car «face au lexique inconnu, il est impossible de faire des hypothèses», poursuit-on à l’ALPC.

L’académie de Versailles est la seule en France à financer des heures de code LPC en classe. Sur les 500 élèves sourds et malentendants qu’elle recense, une cinquantaine sont censés en bénéficier et 30 en ont effectivement, à raison de cinq heures par semaine en moyenne. «Les besoins s’évaluent en fonction des moyens, il faut être réaliste, explique Florence Fenoy, codeuse et directrice pédagogique de Lopica, un organisme qui emploie des codeuses dans l’académie de Versailles. L’idéal serait d’avoir huit heures par semaine, mais on arrive à faire quelque chose avec cinq heures, parce que les parents sont mobilisés. Il n’est en aucun cas prévu de proposer un accompagnement 100 % du temps car le projet est d’amener les enfants vers plus d’autonomie.» A mesure que les élèves grandissent, ils ont en effet de moins en moins besoin de code à l’école, car la LPC vise à leur apprendre à mieux lire sur les lèvres. «L’objectif est qu’ils aient la possibilité d’aller travailler dans le secteur tertiaire ou secondaire. Ce n’est pas parce qu’on est sourd qu’on est manuel. Ça laisse le choix à l’enfant de faire réellement ce qu’il veut», revendique Aubert Fenoy, président de Lopica.

Du haut de ses 6 ans, Suzon fait déjà en sorte de se passer de sa codeuse quand elle le peut. «Elle préfère suivre le discours de l’enseignant», affirme Charlène Gourmelon. La codeuse intervient surtout en cas de situation complexe, par exemple quand quelqu’un s’exprime depuis le fond de la classe, lorsque plusieurs sources sonores se manifestent en même temps, pour comprendre une comptine ou pour chanter en rythme. Mais aussi pour expliquer à la petite fille ce qu’il se passe dans la classe lorsqu’elle est concentrée sur un dessin – par exemple, pourquoi son camarade Raphaël s’est fait disputer. «Je vois beaucoup de progression dans le travail des sons quand Charlène est là, assure Sandra Sagniere, l’enseignante. J’essaye de bien regarder Suzon quand je parle [afin qu’elle puisse lire sur les lèvres, ndlr] mais parfois je peux oublier, et j’ai 29 élèves. Dans ce cas, Charlène lui reformule les sons.»

«Moins d’erreurs»

A quelques kilomètres de là, au lycée Paul-Lapie de Courbevoie (Hauts-de-Seine), une classe de seconde apprend du vocabulaire culinaire en cours d’anglais. Le thème du jour : going out for dinner («sortir pour aller dîner»). La professeure distribue les feuilles d’exercice et donne des consignes en passant parmi les élèves. Au premier rang, Oscar, 15 ans, est concentré sur Jasmina Sittler, sa codeuse, qui lui retranscrit ce qu’il se passe derrière lui en Cued Speech, la version anglophone de la langue parlée complétée. Une fois la distribution des feuilles terminée, la prof d’anglais lance un enregistrement audio, dans lequel les personnages de Neil et Rachel parlent de leur soirée au restaurant. Jasmina code tout. D’un discret hochement de tête, Oscar, jogging gris, tee-shirt bleu et petite barbe, lui signifie régulièrement qu’il a compris. «Ils ont plus de mal à suivre quand il n’y a pas de codeur. On remarque qu’ils sont moins fatigués quand on est là, il y a moins d’erreurs dans les prises de notes», constate Jasmina Sittler.

L’adolescent est accompagné par une codeuse depuis la moyenne section de maternelle. «Petit, j’avais beaucoup plus d’heures, et elle codait vraiment tout. Ça m’apportait énormément. Maintenant, c’est plus pour vérifier, affirme Oscar, désormais capable de prendre ses cours sans aide. Sauf en langue étrangère. En anglais, ce n’est pas la même prononciation, l’accent est plus difficile à saisir. Avec le code, ça permet de retranscrire la phrase et de bien comprendre. Quand Jasmina est là, je peux davantage me reposer sur elle, surtout que cette année, on fait plus d’oral. C’est moins fatigant, on réfléchit beaucoup moins pour comprendre.» Les enregistrements audio sont particulièrement complexes, car les élèves ne peuvent pas lire sur les lèvres de la personne qui s’exprime et la qualité des sons est moins bonne. Pour l’aider, la prof d’anglais d’Oscar lui fournit parfois les enregistrements diffusés en classe, afin qu’il puisse les réécouter chez lui.

Si, aujourd’hui, seule l’académie de Versailles finance des heures de code, une poignée d’autres forment des AESH (accompagnants des élèves en situation de handicap, la nouvelle appellation des AVS, les auxiliaires de vie scolaire) à la LPC. Le mieux, nous dit-on à l’académie de Versailles, serait que les codeurs soient reconnus comme un service à la personne, et donc que les parents puissent les payer avec des chèques emploi service. Une réflexion en ce sens est en cours.
Comment apprendre à «coder» ?

L’Association pour la promotion et le développement de la langue française parlée complétée (ALPC) organise régulièrement des sessions d’initiation et des stages de formation à destination des familles, ainsi que des camps de vacances pour les adolescents. Pour ceux que le métier de codeur intéresse, il existe deux licences professionnelles en France, à Lyon (université Claude-Bernard Lyon-I) et Paris (université Pierre-et-Marie-Curie). Rens. : www.alpc.asso.fr (01 45 79 14 04) et www.lopica.fr (contact@lopica.fr).

Elsa Maudet

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