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J’avancerai vers toi avec les yeux d’un sourd

Documentaire - J'avancerai vers toi avec les yeux d'un sourd

Documentaire 1h45 – réalisé par Laetitia Carton – 2014

“Le réel, mis en scène, est avant tout la vision d’un auteur, et le cinéma documentaire devient une fiction dans laquelle les personnages jouent leur propre rôle”

Documentaire - J'avancerai vers toi avec les yeux d'un sourdANALYSE DU DOCUMENTAIRE

Laetitia Carton, entendante, dépeint un film à la mémoire de Vincent sur la “culture sourde”.
A travers des images tournées sur une décennie, nous voyageons au “pays des sourds”. Les différents protagonistes font partie de plusieurs générations. Certains ont, aujourd’hui, 60 ans et plus, d’autres 30 ans. La plupart des familles montrées à l’écran sont des familles de parents sourds et d’enfants sourds.

Pour regarder ce film il faut absolument se replacer dans le contexte. Une personne sourde née dans les années 1950-60 en France n’avait pas beaucoup de possibilités. La prise en charge n’était pas adaptée du tout. Dans la bande annonce du film la réalisatrice (et narratrice) évoque le congrès de Milan de 1880 au cours duquel il a été décrété l’abandon de la langue des signes dans l’enseignement.

Trois raisons sont invoquées :
– la LSF ne serait pas une vraie langue,
– la parole aurait été donnée par Dieu comme moyen de communication,
– les signes empêcheraient les sourds de bien respirer ce qui favoriserait la tuberculose. (NLDR : on ne fera pas de commentaires…),

Cette interdiction dure près de cent ans, pendant lesquels les professeurs -qui sont entendants- utilisent exclusivement la méthode oraliste. Cependant, malgré l’interdiction de signer en classe, la LSF ne disparaît pas, les sourds se la transmettant de génération en génération, la plupart du temps pendant la récréation, en famille, avec les amis… vous l’avez compris, la communauté “sourde” qui se crée pendant ce siècle d’interdiction est un pilier pour la vie sociale de ces personnes.

Dans le film Levent Beskardes explique les méthodes d’apprentissage de l’oral à coup de casque vissé sur les oreilles. Cela ne réjouit pas vraiment, on comprend les traces que cela laisse et la rancune que l’on peut accumuler envers les “autres” (les entendants) qui veulent à tout prix imposer l’oralisme. Levent a décidé d’arrêter toute forme d’oralisme en dehors de son cercle familial, le jour où le coiffeur lui a dit “mais pourquoi vous parlez avec la voix d’une petite fille alors que vous êtes un homme ?”
Une autre femme –Josiane– nous explique que la communication entre elle et sa famille n’était pas établie au point que sa mère ne lui aurait pas expliqué les choses simples comme l’arrivée des règles…
Le film est à ce titre assez sombre. Nous sentons que les sourds signants vus dans le film sont encore très méfiants vis à vis des “autres”. Nous apprenons même de la part d’un des protagonistes que l’implantation cochléaire et l’oralisme vont entraîner des troubles psychiatriques…
Souvent à fustiger le monde médical qui cherche à “réparer les sourds et les faire devenir entendants”, ce documentaire pose surtout le problème de la barrière de communication que crée la surdité. Ceux qui décident (cf. le congrès de Milan) ne connaissent pas la langue de ceux pour qui ils décident. Le dialogue n’est pas établi. C’est de là que vient une grosse partie de cette frustration, haine, rejet… Comment se faire comprendre dans les deux sens ? Qui doit faire l’effort de la communication ?

Nous terminerons cette analyse en rappelant que la langue n’est pas quelque chose de naturel; s’il existait une langue naturelle nous n’aurions pas besoin d’apprendre. Les quelques récits “d’enfants sauvages” (Kaspar Hauser, Victor de l’Aveyron, Marie-Angélique Le Blanc) nous prouvent que la langue est quelque chose qui s’acquiert au contact des autres.
Les autres ce sont nos parents, nos proches, nos éducateurs… c’est la société à laquelle nous appartenons. Trop longtemps, vous l’aurez compris à travers l’analyse du film, cette appartenance a été refusée aux personnes sourdes.

Aujourd’hui grâce au code LPC, aux avancées en matière d’appareillage et d’implantation cochléaire, grâce aux progrès réalisés par les professionnels et la médecine (orthophonistes, ORL, etc.), et à une LSF pleinement reconnue, nous pouvons offrir aux jeunes sourds un bain de langage qui sera celui de leurs parents. Mais quelque soit le(s) choix, un sourd reste un sourd.

CRITIQUES SUBJECTIVES

Par trois jeunes adultes sourdes et LPCistes.

Léa : « Je suis sortie triste et soulagée de la salle après avoir vu le film et participé au débat.

– Triste de voir que les sourds de cette génération ont été mis de côté. Triste de voir à quel point la société s’est mal comportée au début du XX ème siècle.
– Soulagée d’être née à la fin du XX ème siècle et d’avoir eu grâce à ma famille la meilleure vie possible malgré la surdité. Soulagée de voir pendant le débat des familles de sourds signants se lever pour dire que, quelque soit le type de surdité ou la façon dont on l’aborde, le combat pour l’accessibilité reste le même. »

Magali: « Je suis sortie,

– Quelque peu blasée: le congrès de Milan ainsi que des situations dramatiques que les personnes sourdes ont vécues (stérilisations forcées, personnes sourdes envoyées dans des asiles dans des conditions déshumanisantes, la difficultés des parents à communiquer avec leur enfant sourd, solitude de ces personnes) sont des sujets récurrents dans les conversations avec les personnes sourdes utilisant la LSF. De tels sujets ne laissent pas indifférents.
– Séduite par la beauté de la LSF lors des contes chantés exécutés par les artistes de talent.
– Plutôt inquiète: sur le message délivré par ce film sur l’oralisme (la figure de Sandrine présentée dans le film ne reflète pas l’oralisme telle que nous le vivons: un oralisme limité, avec un français approximatif et très dépendant de son entourage) et sur l’implant présenté comme la grande tromperie du siècle, imposée par les entendants aux personnes sourdes, comme le fut en leur temps l’imposition de l’oralisme.
– Convaincue que nous gagnerons plus à joindre nos efforts pour demander plus d’accessibilité, notamment au niveau scolaire, qu’à s’opposer sur son mode vecteur (à savoir le choix de mode de communication), l’un devrait pouvoir être proposé autant que l’autre. »

Margot :« Je suis sortie,

– Frustrée. Car le documentaire de Laëtitia Carton ne dit pas qu’il existe des personnes sourdes oralistes et heureuses !
Il ne dit pas qu’une personne sourde peut accéder à la langue française par des moyens beaucoup moins barbares qu’un casque vissé sur les oreilles, que la pédagogie, les outils et les mentalités sont très différentes en 1950 ou en 1990.
Il ne dit pas qu’il existe des personnes sourdes oralistes, épanouies et intégrées dans la société française, qui communiquent en français dans leur vie de tous les jours, avec la famille, les collègues et les amis, et qui sont bien dans leurs baskets.
Je regrette profondément que Laëtitia Carton ne donne pas la parole à cette frange non négligeable de la population sourde.

– Choquée. La réalisatrice n’apporte aucune nuance aux propos extrêmement durs assénés sur l’oralisme. Elle ne s’intéresse pas aux personnes sourdes ayant des expériences positives sur ce sujet. En les privant de parole et même d’existence dans son documentaire, le spectateur n’a aucun moyen de relativiser les propos extrêmes assénés et par là de se forger son propre avis avec recul. De par ce procédé, le documentaire présente auprès du grand public des opinions personnelles qui sont transformées en vérités générales, ce qui alimente les clichés tenaces et souvent faussés de la société sur les personnes sourdes (elles ne font que de la LSF, elles ne parlent pas…).

– Déçue. La réalisatrice devait être présente au débat suivant la projection et c’est en raison de sa présence annoncée que j’y suis allée. Cependant, on nous a informé de l’annulation de dernière minute de sa venue, ce que j’ai regretté car j’avais envie de lui dire directement tout cela.

– Avec le souhait d’en appeler à l’union et à la tolérance. Car ce documentaire caricature et divise.

Il oppose les entendants et les sourds. Les entendants sont parfois caricaturés en « méchants » (un coiffeur blessant, un guichetier de gare désagréable) face aux sourds, présentés en position de victimes. Deux scènes en particulier m’ont marquée :

D’une part, la décision de Levent de ne plus parler du tout, suite aux remarques d’un coiffeur sur sa voix me surprend. En renonçant à parler, il fait le lit du conformisme et de l’exclusion de ce qui est différent. Je comprends l’humiliation de tels propos mais de là à renoncer à parler… Pourquoi n’assume-il pas sa différence ? Je veux croire que la réaction de ce coiffeur s’explique surtout par maladresse et par méconnaissance de la surdité et non par méchanceté. Pourquoi n’explique-il pas au coiffeur les raisons de sa voix particulière ?

La scène de la personne sourde qui tente d’obtenir un renseignement au guichet d’une gare m’a également surprise. On le voit face à guichetier désagréable et ne paraissant pas faire d’effort. La scène se solde par un échec, le sourd s’en va en plein désarroi sans avoir obtenu son renseignement et le guichetier paraît irrité. Plutôt que de me laisser atteindre par ce tableau caricatural, je préfère remarquer qu’à aucun moment le sourd ne fait preuve de pédagogie, il n’explique pas sa surdité, il ne regarde pas le guichetier quand celui-ci lui parle, il ne cherche pas de moyens alternatifs (demander d’écrire, d’articuler).
Je n’adhère pas à ces procédés de misérabilisme et de victimisation, cela me paraît trop facile et caricatural.

Enfin, le documentaire oppose également les sourds entre eux, à travers les critiques sur l’oralisme.
Je pense que nous, personnes sourdes devons faire preuve d’ouverture d’esprit et de tolérance :
– Vis-à-vis des entendants qui ne connaissent pas la surdité. En cela ils sont différents de nous et nous devons accepter leur différence et faire preuve de pédagogie sur notre handicap ;
– Entre nous, nous devons respecter nos différences, nous abstenir de nous juger les uns et les autres, quels que soient les moyens de communication que nous utilisons et les choix de vie que nous faisons.

Cet appel à la tolérance a d’ailleurs été très bien exprimé à la fin du débat qui a suivi la projection. Dans l’assemblée, une femme sourde signante, mère et grand-mère d’enfants sourds a dit que nous devions dépasser ces oppositions internes et rester unis et solidaires afin d’être plus forts et de faire face tous ensemble à de nombreux combats que nous rencontrons, quel que soit la communication que nous utilisons (l’accessibilité…). »

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