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  • Stage ALPC juillet 2019

L’enfant sourd à la découverte de la langue parlée

Article de référence France BRANCHI, Professeur des INJS


1) Apports et limites de la lecture sur les lèvres pour l’acquisition de la langue française

L’enfant sourd sévère ou profond doit compléter son audition par la lecture sur les lèvres pour percevoir la langue parlée autour de lui. Ce mode de réception de la langue orale présente de grandes difficultés.

Les connaître permet de mieux comprendre comment le LPC y répond et comment il permet à l’enfant sourd d’acquérir naturellement une langue riche et correcte par la lecture sur les lèvres … à condition qu’on lui parle une langue adaptée à son âge, c’est à dire de plus en plus riche et variée.

Pourquoi cette attention à la langue française ? Non par idéologie mais pour des raisons de nécessité. Nous savons que la maîtrise de la langue française est nécessaire pour atteindre deux objectifs fondamentaux de toute éducation : l’autonomie et l’intégration dans la société.

1.1 Comment un enfant sourd peut-il comprendre ce qu’on lui dit quand on s’exprime sans LPC ?

1.1.1 Obstacle à franchir : la perception.

Pour parler, nous produisons des sons que nous modulons de diverses façons, notamment grâce aux mouvements des lèvres. Normalement, la perception de ces sons s’effectue grâce à l’audition. Or l’enfant sourd entend peu ou pas les sons du français oral. Certes il est appareillé. Mais si les prothèses peuvent restaurer l’audition dans les cas de surdités légères et moyennes, il n’en est pas de même dans les cas de surdité sévère ou profonde, qu’il s’agisse d’un appareillage traditionnel ou de l’implant cochléaire.

L’implant cochléaire est une prothèse qui convertit les sons en signaux électriques et stimule artificiellement le nerf auditif. Des électrodes implantées dans une partie de l’oreille interne, la cochlée, reçoivent ces signaux électriques et les transmettent aux centres nerveux de l’audition.

Pour ces enfants, les perceptions auditives de la parole restent:

  • amputées (bon nombre des sons amplifiés par les prothèses classiques ne peuvent être perçus par les sourds sévères ou profonds)
  • déformées (les sons perçus sont souvent amputés d’une partie de leurs caractéristiques et deviennent de ce fait, difficilement différenciables les uns des autres.

L’enfant sourd profond appareillé perçoit – la plupart du temps – un continuum sonore flou et souvent confus.

L’implant, par contre, apporte des informations supplémentaires, un stimulus sonore pour chaque son. Toutefois il ne restitue pas les sons tels qu’ils existent. Si l’enfant implanté connaît déjà les mots, il peut souvent les reconnaître par la seule audition et donc comprendre l’oral par la seule voie auditive.

Mais l’implant ne permet pas toujours d’identifier clairement ni intégralement les mots et expressions nouvelles, surtout lorsque l’interlocuteur parle vite. L’enfant perçoit des stimuli sonores qu’il ne comprend pas.

La compréhension dépend de la perception : pas de perception, pas de compréhension. Les sons oralement exprimés véhiculent du sens. Ce sens ne peut être compris que si les mots sont clairement perçus.

1.1.2. Pas de perception, pas de compréhension. Mauvaise perception, mauvaise compréhension.

Les sons oralement exprimés véhiculent du sens. Ce sens ne peut être compris que si les mots sont clairement perçus.

Nous avons tous fait cette expérience dans un hall de gare, de mal comprendre -ou de ne pas comprendre du tout- ce qui était dit, uniquement parce que quelques mots étaient mal perçus.

Pourtant, de nombreux adultes entendants pensent pouvoir communiquer et se faire comprendre des enfants sourds profonds ou sévères en leur parlant, convaincus que ces enfants complèteront leur perception auditive par une perception visuelle de la parole : la lecture labiale.

1.2 Que perçoit-on grâce à la lecture labiale ?

1.2.1. La lecture labiale ne donne pas toujours une image complète des mots.

En effet, de nombreux phonèmes se produisent sans mouvement des lèvres. « R – k – g – s – z – t – d – n …” sont produits par un mouvement de langue derrière les dents ou dans le fond de la bouche.

Ces phonèmes ne sont pas lisibles sur les lèvres (sauf – dans de rares cas – lorsque le locuteur articule exagérément). Lorsqu’ils sont présents dans un mot il n’est pas possible à l’enfant sourd d’en percevoir l’existence. Ainsi, “joue” se voit “o” ou “ou”, « dodo » se lit “o” ou “ou”, regarde devient “e-ade”, le mot “pourquoi” avec ses “r” et “k” non visibles devient “poua”, etc.

Des expressions telles que “qui est-ce? » ou « qu’est-ce que c’est?” sont très mal identifiées, puisque le “k” et le “s” sont quasiment invisibles sur les lèvres. L’enfant perçoit quelque chose qui ressemble à “ié” ou “éeué”.

Certains mots n’ont pas d’image labiale du tout (ou une image trop floue pour être identifiable).

C’est le cas lorsque ces mots ne comportent que des phonèmes non visibles sur les lèvres. Lorsqu’on prononce “qui”, l’enfant sourd voit une sorte de sourire. “Si, ici, riz, ni”, et tant d’autres … ne sont visibles que lorsque le locuteur articule et ralentit exagérément. Si la personne qui parle commence une phase par ces mots, l’enfant sourd risque même de ne pas savoir qu’on a commencé à parler. Les adjectifs possessifs “ta voiture”, “sa voiture“, – qui changent totalement le sens de l’énoncé – sont très difficiles à distinguer.

Le L.P.C rend perceptibles tous ces éléments que la lecture sur les lèvres ne permet pas de percevoir. L’enfant sourd peut alors voir ce qu’il ne peut entendre. L’intégralité de la langue orale lui est rendue accessible et, de plus, avec une grande économie de moyens.

1.2.2. Lorsqu’elles existent, les images labiales ne sont pas stables.

Une voyelle peut masquer la lisibilité de la consonne qui l’accompagne (et inversement). Certaines consonnes, telles que “l, t, d, n, …” perdent leur faible lisibilité lorsqu’elles sont en association avec le son “ou”, dans des mots tels que “loup – tout – doux – nous“ etc.

La reconnaissance visuelle des phonèmes est très aléatoire. Les informations apportées par la seule lecture labiale ne sont pas fiables. L’entendant non averti ne peut imaginer cette difficulté. Pour lui, les informations sonores sont stables. Aucun son n’est masqué par les sons voisins.

Le L.P.C offre toute la fiabilité de perception toujours avec la même économie de moyens.

1.2.3. D’innombrables mots ont la même image labiale.

Ce sont les sosies labiaux. Les phonèmes “p – b – m”, “f – v”, “eu – on – ou – u – o” – etc. sont qualifiés de “sosies labiaux” car les mouvements des lèvres qui les produisent sont identiques. Les mots “pain – bain – main” (et des centaines d’autres) présentent la même image labiale.

La personne sourde ne peut savoir de quel mot il s’agit et tous les mots de la langue française qui contiennent des “sosies labiaux” ouvrent à des confusions. Les entendants ne s’imaginent pas que des mots aussi différents puissent être confondus : “gâteau – cadeau”, “Tu – ton – tout – tôt – deux – dont – du – doux – nœud – non – nous – nos – nu”, “chapeau – chameau – jambon”, “mange – marche”, etc.

Les centaines de sosies labiaux du français constituent certainement le plus grand écueil de la lecture sur les lèvres. Outre les mots, des expressions entières peuvent être des “sosies labiaux”. “Mets ton manteau” et “prends ton ballon” ou les désormais célèbres “bois ta menthe à l’eau” et “mets ton pantalon”.

Les données évoquées dans ces trois paragraphes se conjuguent souvent à l’intérieur d’un même mot. Par exemple, dans “camion” et “tableau” : “c” et “t” sont quasiment invisibles, “mion”et “bleau” sont presque sosies, “l” perd sa lisibilité car il se trouve associé à “eau” qui le masque. Un entendant imagine mal que des mots aussi différents “à l’oreille” puissent être confondus par l’enfant sourd. Pourtant ces deux mots ont quasiment la même image labiale et la langue française comporte un nombre considérable de sosies.

Le L.P.C. lève toute ambiguïté. L’enfant sourd peut percevoir l’intégralité de l’oral, sans erreurs ni manques. La langue lui devient totalement accessible.

1.3. Dans quelles conditions s’effectue la lecture labiale ?

1.3.1. Conditions matérielles

Outre les limites phonétiques, des contraintes matérielles compliquent encore la situation. Le locuteur doit toujours penser à placer son visage dans une bonne lumière (pas question de parler à contre-jour ou dans le noir), de face (pas question de tourner la tête).

Il doit penser à ralentir son débit, à bien articuler (sans trop exagérer), ce qui ne s’accorde pas toujours aisément avec les contraintes de la vie quotidienne.

L’enfant sourd doit pouvoir se concentrer sur les lèvres de son interlocuteur, essayer de mémoriser la succession des mouvements fins des lèvres, s’immobiliser, ce qui est souvent difficile pour le tout petit enfant qui bouge, qui joue, qui regarde ailleurs, et dont l’attention est fugace. La lecture sur les lèvres est un exercice fatigant pour les deux partenaires de la communication.

Le L.P.C est un complément à la lecture sur les lèvres. Il ne dispense pas de respecter ces contraintes matérielles.

En outre, difficulté supplémentaire (et non des moindres), personne n’a les mêmes lèvres ni la même motricité. Les mouvements articulatoires varient souvent d’une personne à une autre. Un enfant sourd habitué à l’articulation d’une personne risque de ne plus pouvoir lire sur les lèvres de quelqu’un d’autre.

Les compléments manuels du L.P.C résolvent ce problème. Avec le L.P.C., la lecture labiale est fiable.

1.3.2. Conditions relationnelles

Les difficultés de perception de l’enfant génèrent souvent une perturbation supplémentaire. Du fait de la nécessité de se faire comprendre sans délai de leur enfant sourd, l’immense majorité des parents entendants tendent à simplifier – souvent à outrance – la langue qu’ils utilisent.

S’exprimer dans une langue correcte et variée pour un enfant sourd profond, sans lui offrir un complément à ses perceptions auditives et visuelles s’avère quasiment impossible. De nombreux parents se privent alors de parler comme ils le souhaiteraient et dérivent rapidement vers l’usage d’une langue appauvrie. Ils se contraignent à réduire leur vocabulaire au maximum et à produire les phrases les plus simples et les plus courtes possibles.

Des expressions usuelles telles que “Mets ton blouson, boutonne-le bien. Il fait froid aujourd’hui” perdent leur richesse de vocabulaire pour devenir “Mets. Ferme. Il fait froid ”. D’autres petites phrases courantes telles que : “Avant de partir, sois gentil ! Range tes petites voitures ! ” perdent leur originalité syntaxique et deviennent : “C’est l’heure. On part. Range.”Cette dérive prive l’enfant de découvrir l’intégralité de la langue.

Cette première dérive en entraîne souvent une seconde : les adultes utilisent progressivement une langue de plus en plus altérée, présentée dans des phrases grammaticalement privées de tous les éléments difficilement perceptibles (prépositions, conjonctions, articles contractés, formes conjuguées des verbes, etc.).

Des simplifications apparemment innocentes telles que : “Je te le donnerai demain” qui – accompagnées de gestes clairement explicites – deviennent “donne demain”, facilitent la compréhension immédiate par l’enfant mais le privent de la découverte des pronoms personnels, de la façon dont il faut les placer, ainsi que de la conjugaison du verbe.

Certes, dans ces conditions, l’enfant comprend vite mais il “apprend” une langue déformée. Quand il voudra, à son tour, réemployer ce qu’il a perçu, il s’exprimera dans une langue pauvre avec des phrases déstructurées et des mots déformés.

L’enfant sourd qui doit découvrir la langue à travers l’audition et la lecture labiale se trouve doublement handicapé: à ses propres limites perceptives s’ajoutent souvent les limites du modèle linguistique proposé.

Réhabilitant la perception visuelle de la langue, le L.P.C. permet aux parents et à tous les adultes qui entourent l’enfant d’éviter cette dérive. Il permet d’exposer l’enfant à une langue correcte et riche.


2) D’où vient l’illusion que l’on peut lire sur les lèvres comme on lit dans un livre ?

Cette illusion est entretenue par les performances de quelques rares adultes sourds, non parce qu’ils lisent mieux sur les lèvres mais parce qu’ils possèdent une connaissance complète et une parfaite maîtrise de la langue française. Du fait de cette connaissance, ils peuvent essayer de deviner et compléter mentalement ce qu’ils ne peuvent pas percevoir. A partir de quelques syllabes lues sur les lèvres, ils essayent d’imaginer les mots qui pourraient contenir ces syllabes et dont le sens correspond au contexte. Ils reconstituent les éléments linguistiques non perçus. Ils écartent les sosies labiaux.

Grâce à cette activité de suppléance mentale ces quelques rares adultes sourds parviennent souvent à deviner ce qu’ils n’ont pas perçu, au point de pouvoir entretenir une conversation. Leur lecture labiale est efficace. (Néanmoins, l’extrême difficulté de cet exercice le rend très fatigant pour la personne sourde, l’empêchant de le pratiquer plusieurs heures de suite).

2.1 L’illusion trompeuse

Un observateur non averti peut s’imaginer, face à ces rares prouesses, que toute personne sourde peut en faire autant. Or il n’en est rien pour le petit enfant sourd. Il ne connaît pas encore la langue qu’on lui parle. Il ne peut pas imaginer la présence des syllabes non visibles dont il ignore l’existence. Face aux sosies labiaux, il ne peut pas choisir : il ne sait même pas que ce qu’il déchiffre sur les lèvres correspond à plusieurs mots ou expressions. La lecture labiale ne lui apporte que quelques informations incomplètes et déformées.

L’illusion d’une lecture sur les lèvres efficace, permettant une compréhension aisée, est entretenue également par le comportement des enfants sourds eux-mêmes car ils réagissent souvent comme s’ils avaient compris les mots et les phrases alors que – le plus souvent – ces mots restent mal perçus, voire non perçus. Une intelligente interprétation des moindres indices des petits évènements quotidiens ainsi qu’une juste appréciation de l’expressivité des interlocuteurs permettent souvent au jeune sourd de répondre aux demandes sans avoir nécessairement compris ce qui a été dit.

Se développe alors la méprise la plus grave pour son avenir linguistique: l’entourage de l’enfant discerne rarement ce qui a permis la compréhension, les mots ou les faits ?
L’attente prioritaire de la compréhension par l’enfant empêche souvent de procéder à ce discernement. L’enfant risque alors de grandir ainsi dans la méconnaissance grave de la langue parlée autour de lui, non pas parce qu’il ne peut pas la maîtriser mais uniquement parce qu’il n’a pas pu la percevoir.

Lorsque -au cours d’un repas- un parent demande : « tu en veux encore? » en montrant un plat de purée, l’enfant réagit généralement de façon adaptée en prenant ou en refusant ce qu’on lui a présenté. Il est tentant de croire que le jeune a compris les mots de la phrase. Or, il a souvent mal appréhendé les mots, par contre lui a bien compris la situation vécue. Dans l’exemple cité, l’enfant avait perçu « veux », et ignoré les : « tu », « en », « encore ».

Comment donc imaginer qu’un tel enfant puisse mémoriser ces éléments non perçus? Comment pourra-t-il les reconnaître et les comprendre lorsqu’il les rencontrera dans une lecture? Comment pourra-t-il les réemployer à son tour s’il n’en connaît pas l’existence ? L’entourage de l’enfant mesure rarement que la « compréhension » de l’oral manifestée par un enfant sourd « non LPC » repose essentiellement sur des indices non linguistiques.

Pressés par l’urgence de la communication, les responsables éducatifs attachent souvent plus d’importance au contenu de la communication (le sens) qu’au moyen de cette communication (la langue). Ils effectuent difficilement le partage entre les informations linguistiques et les indices non linguistiques qui permettent à l’enfant de « comprendre » ce qu’on va lui dire. C’est ainsi qu’on a souvent tendance à sous évaluer les lacunes perceptives du jeune sourd. La perception visuelle de la parole, gravement floue et lacunaire ne permet que de saisir des bribes chaotiques de l’oral et non la langue telle qu’elle existe. Cette perception floue et lacunaire n’est pas intégralement complétée par l’audition du jeune sourd profond, quelle que soit la nature et la qualité de ses prothèses.

Seule la pratique du LPC résout intégralement ce problème perceptif.

2.2. Rôles des perceptions pour la structuration de la langue

Pour s’exprimer -par oral ou par écrit- il faut d’abord avoir perçu les mots, en avoir compris le sens, les réemployer ensuite à bon escient.

Le jeune entendant qui peut percevoir sans défaillance les mots prononcés autour de lui, va progressivement à la découverte de la langue qu’on lui parle. Il la comprend lorsque les mots qu’il perçoit sont associés aux épisodes de la vie courante, des jeux, etc. « Coucou! On va se promener! On va d’abord ranger les jouets dans la caisse à jouets. Tu veux ton ballon? Tiens! « etc. Il découvre ainsi progressivement le sens des mots si souvent répétés dans la vie de tous les jours. Il peut identifier les moindres éléments de la vie de la langue.

Personne n’enseigne la langue maternelle à un enfant entendant! Il découvre tout seul comment s’ordonnent les mots, comment on marque le genre des noms (masculin, féminin), le singulier ou le pluriel (le / les) etc. Quand il se met à parler, l’enfant entendant n’invente rien: il réemploie ce qu’il a d’abord perçu puis compris. Parler n’est que la troisième étape qui suit le « couple » compréhension de la langue assurée par la perception. La maîtrise d’une langue, en compréhension et en expression, n’est que la « pointe émergée de l’iceberg « , la conséquence d’une série d’activités incontournables, dépendantes les unes des autres: identifier les éléments de la langue -comprendre leur sens- découvrir les règles d’organisations de ces éléments – comprendre tout énoncé et savoir le produire (par oral ou par écrit).

La réalisation des dernières étapes (comprendre le sens des mots, comprendre comment ces mots sont reliés les uns aux autres, puis produire des énoncés) met en jeu des compétences intellectuelles variées que l’enfant ne peut effectuer que s’il a bien perçu les éléments de la langue. Tout l’édifice linguistique repose sur cette identification première. Si ce plancher de la construction de la langue reste défaillant, si l’enfant sourd ne peut pas bien percevoir chaque élément, on comprend que l’élaboration de la langue puisse poser de graves problèmes pour lui.

L’usage du LPC permet de restituer précocement – dès le biberon – la solidité de ces « fondations de la langue ». Il offre à l’enfant sourd une perception intègre de tous les éléments de la langue parlée. L’entourage de l’enfant peut donc conserver le français oral dans la vie quotidienne. L’enfant sera ainsi exposé à la découverte intégrale de tous les éléments du français. Il pourra – comme tout enfant – exercer son intelligence pour comprendre par lui-même comment fonctionnent ces éléments qu’on lui aura permis de percevoir. Il pourra franchir toutes les étapes de l’acquisition de la langue et la maîtriser intégralement.

En résolvant le problème perceptif, le LPC permet à l’enfant sourd d’accéder naturellement et spontanément à une réelle maîtrise de la langue (qu’il ne faut pas confondre avec la » vocalisation » par l’enfant, qui reste un problème moteur et non un problème linguistique). Il n’est plus besoin de préceptorat ni d’un enseignement constant.

Les effets de l’usage de ce simple outil de complément à la perception de la parole montrent clairement que rien n’interdit à l’enfant sourd – qui n’aurait pas d’autre handicap que cette déficience sensorielle – de parvenir à la totale maîtrise de la langue française. Cette maîtrise acquise de façon naturelle, en situation et non après un apprentissage acharné, permet de préciser la véritable nature du problème posé par la surdité: déficit sensoriel et non incapacité à maîtriser le français comme on le croit encore si souvent.

Sans l’usage de ce complément à la perception de la parole, chaque élément linguistique non perçu, chaque règle non repérée spontanément par l’enfant devra alors faire l’objet d’un enseignement. Or, les observations des linguistes mettent en évidence que tout enfant a besoin d’un nombre considérable de répétitions entendues et de répétitions produites par lui avant de pouvoir maîtriser ses connaissances linguistiques. L’enfant sourd n’échappe pas à cette règle.

Se pose donc le problème du temps imparti à ces activités. L’expérience a largement montré que -bien que très important- ce temps suffit rarement. En revanche, si -en dehors des activités spécialisées- les professionnels exposent l’enfant à une communication en français avec LPC, il augmente la quantité d’exposition à la langue pour l’enfant. Les effets de leur enseignement s’en trouvent décuplés. Si la découverte de la langue peut se poursuivre en famille, les effets se trouvent évidemment démultipliés.

La surdité n’est qu’un problème perceptif. Or les conséquences de ce seul trouble perceptif risquent d’être immenses. S’il est privé d’une perception claire de la langue parlée autour de lui et transposée ensuite dans l’écrit, l’enfant sourd se trouve privé de la possibilité de la découvrir, de la comprendre, de la maîtriser. Il risque de n’en connaître que quelques éléments. Dans ces conditions, l’expérience a largement montré que s’entame alors un processus d’exclusion de ce futur adulte qui se trouvera en grande difficulté d’intégration au sein d’une société qui utilise la langue qu’il connaît trop peu pour communiquer efficacement.

Le LPC résout intégralement le problème de la perception de l’oral par l’enfant sourd avec efficacité et -surtout- avec une extraordinaire économie de moyens.

2.3. Incidences des limites perceptives pour la structuration de la langue par l’enfant sourd

2.3.1 Perception des éléments de la langue : qualité du vocabulaire

Lorsque les mots perçus en lecture labiale sont déformés ou amputés, ce qui est le cas le plus fréquent, l’enfant ne peut pas « rectifier » ses mauvaises perceptions puisqu’il se trouve face à des mots qu’il ne connaît pas. Quand il perçoit « fême », comment peut-il savoir que le mot exact est « ferme »? S’il parvient à produire oralement « fême », l’entourage a souvent tendance à minimiser le problème, se référant aux « fautes » de prononciation des petites entendants du même âge. Mais la différence est de taille.

Pour le petit entendant, le trouble ne rend compte que d’une difficulté articulatoire provisoire (sauf cas particulier). Par contre, l’audition lui a permis d’identifier la forme exacte du mot et de la mémoriser. Quelques mois plus tard, quand il aura développé une meilleure coordination motrice, il pourra reproduire les sons tels qu’il les a mémorisés et prononcera donc les mots sans erreur. Il pourra corriger tout seul car il jouit d’un vocabulaire interne correct.

Le jeune sourd, même en grandissant, continuera à se baser sur les mots tels qu’il les a perçus. Il améliorera peut être son articulation mais ces progrès lui serviront à prononcer les mots tels qu’il les a mémorisés. Il ne pourra pas se « corriger seul ». La quantité de travail à affronter pour examiner tous les mots de la langue française (mots mal perçus et mots non perçus) suppose un travail titanesque.

Les quelques mots découverts spontanément par l’enfant sourd sont souvent fautifs. Il faudra consacrer beaucoup de temps à préciser les perceptions des mots. L’enfant sourd ne peut pas non plus imaginer qu’il puisse exister plusieurs mots là où il n’en perçoit qu’un seul (du fait des sosies labiaux). Il est exposé à mémoriser un seul mot pour des sens très divers et commet de graves confusions de sens : « pot-pont », « orange-courage », « prends » ou « mets »,« mange » ou « marche », « fais » ou « va », etc.

Ces contresens disparaissent lorsque l’entourage de l’enfant utilise le LPC. L’enfant perçoit alors la structure exacte de chaque mot, sans possibilité d’erreur.

2.3.2 A côté de l’altération qualitative, on observe également une altération quantitative du vocabulaire.

L’enfant entendant est plongé dans un bain de langage quasi constant (entourage familial et extra familial, télévision, …). L’enfant sourd est exclu de ce bain de langage. Il ne perçoit presque rien de ce qui est dit autour de lui. La quantité de langue reçue est limitée à ce qui lui est personnellement dit (dont – au demeurant – il retire des informations linguistiques incomplètes). Il ne peut imaginer l’existence de mots qu’il ne perçoit pas. Son vocabulaire reste gravement limité.

A ces limites perceptives s’ajoutent les limites déjà évoquées, imposées par l’environnement de l’enfant dans le but de faciliter la communication. Quel parent, sans l’usage du LPC, oserait demander à un petit enfant sourd profond s’il souhaite un « millefeuille » ou une « tarte au citron meringuée »? Chaque famille choisit généralement un terme générique, « gâteau » ou autre, et s’en tient là. Il en va de même pour tous les mots de la vie courante. On différencie rarement pour le petit enfant sourd le blouson de la parka, du manteau, de l’anorak, de la veste, du K-Way, etc. alors qu’on le fait spontanément pour l’enfant entendant du même âge.

Cette richesse du vocabulaire a une incidence sur les « mots grammaticaux » qui servent à organiser le vocabulaire. Changer un mot n’est pas toujours anodin. Cela entraîne parfois un changement dans la construction de la phrase. Le petit enfant sourd peut percevoir qu’on lui propose « du » jus d’orange mais il perçoit rarement que son père boit -éventuellement – « de la » bière. Il peut savoir qu’on traverse « le » jardin mais peut être pas qu’on passe « par le »jardin avant de traverser la rue, etc.

Là encore, la pratique du LPC permet à l’entourage de l’enfant de ne pas réduire abusivement le vocabulaire et de l’utiliser avec toutes les variations grammaticales qui l’accompagnent.

Les « mots-pleins » (porteurs de sens) sont reliés entre eux par des « mots grammaticaux » (conjonctions de coordination, auxiliaires verbaux, pronoms relatifs, articles, pronoms personnels, déterminants, démonstratifs, etc.) indispensables à l’organisation syntaxique et à la précision du sens de la phrase. Or, ces « petits mots » sont difficiles à percevoir tant visuellement qu’auditivement : ils sont très rapides (quelques centièmes de seconde) et très peu accentués. De nombreuses expressions telles que :

  • « tu en veux / tu le veux / je le veux »
  • « je te le dis » / » on te le dit »…

… ont des images labiales très difficiles à différencier. L’enfant voit le plus souvent: « veux »,« dis », etc. et perd les pronoms personnels (en – le – te) sans la maîtrise desquels on ne peut savoir de qui ou de quoi on parle. C’est pourquoi la méconnaissance des pronoms personnels constitue l’un des handicaps majeurs de l’enfant sourd face à la lecture, lorsqu’il essaye de comprendre ce qu’on lui a appris à déchiffrer.

Certes, le sens d’un pronom rencontré dans une lecture sera facile à expliquer dans son contexte: « Voilà du pain. Il en veut » mais ce n’est pas pour autant que la connaissance du pronom sera maîtrisée. La logique d’un contexte n’est pas applicable à tous les contextes. L’enfant est donc « condamné » à effectuer de nombreux et importants contresens. « La farine étant tombée dans la rivière, Marie déposa les bouteilles de lait et les petits pains sur les cailloux de la rive et alla en redemander au moulin ». Que désigne « en »? Rive, cailloux, petits pains, lait, bouteilles, rivière? Ne pouvant pas s’appuyer sur des connaissances linguistiques, l’enfant cherche des informations dans des indices non linguistiques. Ici, il sera tenter de relier « en » à « rive », indice de place, sur le modèle de: « Il mange du chocolat. Il en prend beaucoup », pour ensuite chercher un éventuel sens à ces mots. « Marie alla donc demander de la rive au moulin » ! L’incohérence peut provoquer une réaction chez l’enfant entendant. Par contre, de nombreux enfants sourds connaissant peu et mal le français sont souvent exposés à ne pas comprendre ce qu’ils déchiffrent. De ce fait, ils ne repèrent pas toujours les incohérences.

Des expressions telles que « tu es malade », « tu as mal », sont souvent perçues « toi malade », « toi mal« , etc. « Le chat est sous la table« , « le chat est sur la table » ont la même image labiale. La variation de sens n’est apportée que par la préposition qui -elle- n’est pas perçue. L’enfant sourd perçoit peu et mal les « petits mots ». Il ne peut en acquérir la connaissance et encore moins la maîtrise par la seule lecture sur les lèvres alors que le LPC lui permet de les percevoir aisément, aux bons moments, et donc de pouvoir mémoriser les bonnes formes correspondantes aux bons usages.

Ces difficultés perceptives sont encore accentuées lorsque ces « petits mots » sont placés en début de phrase (ta balle, sa balle, etc.) au moment où l’enfant n’a pas toujours bien concentré son attention ou lorsqu’il n’a pas repéré qu’on a commencé à lui parler. Comment deviner qu’une question commence par « qui, quand, qu’est-ce, qu’est-ce que…« ?. L’enfant comprend bien, en voyant la mimique interrogative, qu’on lui pose une question mais il ne sait pas nécessairement laquelle. Si l’entourage poursuit l’interrogation: « c’est papa? c’est maman? c’est tatie?« , l’enfant finira par comprendre qu’on lui demande de désigner une personne mais il n’aura pas perçu l’outil linguistique qui sert à poser la question. La formulation de la réponse pose les mêmes problèmes puisque le « c’est… » qui débute la réponse est quasiment invisible. L’enfant n’a pas perçu les outils du questionnement. Il en ignore l’existence.

Il faudra enseigner ces éléments et leur usage, ce qui impose de recréer pour l’enfant sourd les diverses situations d’emploi et donc de consacrer beaucoup de temps pour examiner toutes ces situations. Travail colossal, rarement achevé ! …

L’enfant exposé au français complété par le LPC peut spontanément découvrir tous ces éléments. La pédagogie spécialisée s’en trouve considérablement allégée et rendue plus efficace.

De nombreux mots changent de forme: verbes conjugués, variations de genre -masculin/féminin-variations de nombre, etc. Ces variations de forme (généralement liées à la syntaxe) sont mal perçues. L’enfant sourd prend rarement conscience spontanément de leur existence. « Il mangeait », « il mangerait », « il a mangé », etc deviennent : « manger », etc. Le plus souvent, il ne comprend et maîtrise la valeur des formes verbales qu’après un long et minutieux apprentissage qui prend du temps, et les éléments de la langue sont tellement nombreux! …

Lorsque les divers acteurs de l’éducation de l’enfant utilisent les compléments manuels du LPC, le jeune sourd peut découvrir spontanément la complexité de la langue à travers l’usage. Il peut percevoir les variations de formes imposées par les variations de sens. Il peut par l’usage, accéder à une maîtrise très difficile à atteindre par d’autres voies.


3) De la nécessité de parler à l’enfant sourd en variant les structures de phrases

Nous avons observé à quel point la lecture sur les lèvres est peu informative et source de confusions entre des mots qui nous semblent pourtant bien différents : « gare du Nord » / « carte d’étudiant », etc.

Nous avons également constaté que ces informations sont à la fois indispensables (pour compléter l’audition défaillante) et totalement insuffisantes pour permettre au jeune enfant sourd d’aller à la découverte des mots : vocabulaire, changement de forme des mots ou « petits mots » qui précisent le sens et rendent compte des règles de la langue. Qu’en est-il des règles qui gèrent l’ordre des mots dans les phrases ?

3.1 Avons-nous la liberté d’agencer librement les mots d’une phrases lorsque nous parlons ?

Nous savons bien que non. Il est rarement possible de modifier la place d’un mot dans la phrase. Seuls les poètes s’accordent quelques libertés.

Nous avons parfois une impression de pouvoir choisir librement la place des mots dans une phrase puisqu’il est possible de déplacer certains groupes entiers. Ainsi nous pouvons choisir entre: « dans le jardin de mamie, les fleurs poussent bien » ou « les fleurs poussent bien dans le jardin de mamie« . Mais il ne nous est pas possible de déplacer les mots à l’intérieur des groupes pour dire: « dans jardin le mamie de » etc.

Rappelons le rire que Molière déclenche dans Le Bourgeois Gentilhomme lorsqu’il propose des phrases déstructurées à la place du simple « Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour« . « Me font vos yeux beaux mourir, belle marquise d’amour« . Ces déplacements étonnent ou font rire parce qu’ils bafouent les règles les plus familières que nous avons découvertes dans notre prime jeunesse, sans que personne ne nous les ait jamais enseignées. Nous les appliquons, sans même plus y penser, simplement, parce que nous avons clairement perçu la langue qui nous était adressée.

Non seulement l’ordre des mots est soumis à des règles mais de plus, il est porteur de sens.Une simple inversion entre deux mots apporte parfois un changement de sens. Ce changement est parfois peu important : « il n’est pas vraiment content » ou « il n’est vraiment pas content« . Par contre, il peut parfois changer totalement le sens. Ainsi : « Pierre a tué Paul » ou « Paul a tué Pierre » comportent exactement les mêmes mots. Le changement de sens (et il est d’importance!) n’est apporté que par le changement de place des mots.

Parfois, un changement dans l’ordre des mots peut provoquer un non sens. Personne ne songerait à dire: « l’arbre est sur les cerises » pour exprimer que « les cerises sont sur l’arbre« . Et pourtant, combien d’enfants sourds non exposés au L.P.C. ai-je vu commettre ce genre d’erreurs! Etonnant!

On aurait pu penser que l’enfant sourd n’aurait pas eu de problème pour percevoir la place des mots. Et pourtant, là encore, cet enfant est exposé à de grandes difficultés. En effet, pour se faire comprendre rapidement par l’enfant sourd sans L.P.C., l’adulte entendant essaye souvent de modifier les phrases (dans le sens de la simplification) et d’en diminuer le nombre, glissant vers une expression appauvrie (parfois même déstructurée).

Or, un enfant sourd exposé à recevoir ces phrases déstructurées se trouve gravement pénalisé. Comme tout enfant qui va à la découverte de la langue parlée, le jeune sourd table sur les modèles perçus. Evoquons une phrase simple: « le chien entre dans la maison après son maître« . Dans cette phrase, l’ordre des mots ne suit pas exactement l’ordre des actions. Qui est entré en premier? Le maître. Qui est entré en second? Le chien. Or, bien qu’il soit entré en second, le chien est nommé en premier. L’ordre des mots ne « colle » pas à la réalité décrite.

Comment se fait-il que le jeune entendant perçoive mieux ces phrases que le jeune sourd? Est-ce inné pour l’entendant? Rappelons que ce jeune entendant n’est parvenu à comprendre ce type de phrases qu’après en avoir entendu un grand nombre. Au début, il ne les comprenait pas toujours. L’environnement ne s’en rendait pas toujours compte. Par contre, lorsque cette incompréhension était manifeste, une ou deux petites phrases d’explication suffisait à faire passer le message et, au fil des semaines, l’enfant se familiarisait avec ces tournures particulières. Il s’entraînait à cette gymnastique intellectuelle qui consiste à retrouver l’ordre des actions dans des énoncés qui les présentent « à l’envers ». Rapidement, l’aisance est devenue totale. Nous n’avons plus conscience d’exécuter ces inversions. Dans notre exemple du chien et de son maître, nous « voyons » le maître en premier, bien qu’il soit nommé en second. Tout entendant est rompu à cet exercice de permutation.

Face au jeune sourd l’adulte se trouve confronté au même problème: faire comprendre une situation que les mots décrivent « à l’envers ». Par contre, si l’explication peut être rapidement donnée au petit entendant, elle devient lourde -voire insupportable- à faire percevoir au jeune sourd sans L.P.C. Non seulement il faut faire percevoir les mots de la phrase (ce qui est aisé avec le L.P.C. et si ardu sans L.PC.) mais -de plus- il faut expliquer à l’enfant que l’ordre des mots ne correspond pas à l’ordre des actions. L’énoncé ne recouvre pas la réalité visuelle!

Soyons honnêtes. Quel adulte non utilisateur du L.P.C. va se heurter à un tel poids alors qu’il lui suffit de modifier d’une simple permutation pour que les mots collent bien à la réalité décrite ? Au lieu de dire : « le chien entre après son maître » il suffit de: « en premier, l’homme arrive. Après, le chien arrive« . Apparemment, plus de problème ! Malheureusement le problème demeure et s’accentue au fil du temps pour l’enfant sourd sans L.P.C. Cet enfant s’habitue à voir les mots coller étroitement au déroulement des actions. Il se trouve ainsi privé de l’entraînement nécessaire pour comprendre des phrases « inversées ».

Or ce type de phrase est fréquent en français. Quel avenir prépare-t-on à cet enfant? Que de contresens en perspective dans les lectures qu’il devra faire! Comment cet enfant pourra-t-il aller à la découverte d’une langue dont on le tient écarté? Comment s’étonner qu’un collégien se trompe après avoir perçu la phrase suivante: « tu iras chez le médecin après Benoît » en voulant se présenter avant Benoît puisque « tu » a été exprimé en premier et « Benoît » en second. Ces erreurs sont courantes. Elles sont source de nombreux contresens et très handicapantes dans la vie quotidienne.

En prenant l’habitude de « reconstruire » ou sélectionner des énoncés « faciles », l’entourage de l’enfant ne mesure pas à quel point cet acte -apparemment anodin- est mutilant. Par contre, le LPC, par la totale clarté perceptive qu’il offre à l’enfant, permet à l’adulte de présenter ces structures de phrases où les mots ne suivent pas l’ordre des actions. L’enfant sourd peut ainsi aller à la découverte d’une langue dont il reçoit tout: les mots et leur organisation.

3.2. Un autre problème est généré par les difficultés perceptives :
oser présenter des structures variées pour dire une même idée.

« Maman vient, c’est maman qui vient, est-ce que c’est maman qui vient, j’entends maman qui vient, maman va venir, c’est elle, etc. « .

L’oral sans L.P.C. permet rarement à l’enfant de percevoir les bonnes formes à chaque fois. L’enfant sourd va vers une connaissance de la langue limitée en quantité et en qualité.

L’entourage limite les modèles linguistiques pour diminuer les difficultés perceptives de l’enfant. Quand bien même l’entourage utiliserait une langue normalement riche et variée, il n’offrirait pas beaucoup plus d’informations utilisables par l’enfant: l’enfant continue à ne percevoir qu’une partie des mots des phrases, sans bien percevoir les variations autour de ces mots-clés.

Il est à déplorer que l’entourage s’interroge si rarement pour savoir ce que l’enfant a réellement perçu et sur quoi repose son éventuelle compréhension. En méconnaissant la réalité perceptive de l’enfant, l’entourage méconnaît la gravité de la situation car de la perception va naître la langue à venir.

Comme tout enfant, l’enfant sourd mémorise ce qu’il a perçu. « En premier, tu manges. Après, tu pourras jouer avec tes voitures » est souvent perçu : « premier mange(s). Après, jouer voitures« . Ici, la saisie de l’énoncé est agrammatique. L’enfant sourd est souvent « sous-alimenté » en modèles linguistiques justes et variés et sa mémoire se remplit de ces énoncés agrammatiques

Les enseignants vont prendre le relais de cette carence perceptive. Ils vont présenter des activités pour faire découvrir toutes les règles mais il ne vivent pas avec l’enfant. Il créent des situations artificielles coupées du vécu et qui n’intéressent pas toujours l’enfant, ce qui parfois freine la mémorisation des découvertes linguistiques effectuées.

De plus, ils voient l’enfant peu souvent dans la semaine, à heure fixe, à des moments où l’enfant n’est pas obligatoirement bien disposé, où il est peut-être fatigué. En outre, l’enfant n’a pas toujours une mémoire infaillible. Ce qui a laborieusement été acquis doit être constamment réactivé et entretenu.

A ce rythme, la découverte de l’intégralité de la langue pose problème. Si l’entourage participe aux cours spécialisés, il pourra aider l’enfant à percevoir les nouvelles tournures de phrases et à les produire mais la maîtrise ne parviendra qu’après un travail acharné de tous, tous les jours. Dans le cas contraire …

L’expérience prouve inexorablement que deux contraintes limitent gravement la portée de l’enseignement des règles. D’abord, le manque de temps -aussi bien pour proposer le nombre voulu de répétitions que pour présenter les innombrables règles de la langue.

La seconde contrainte concerne le manque d’usage. L’enfant va apprendre des règles sans avoir accès à l’intégralité de l’usage, faute de pouvoir répéter suffisamment souvent les expériences linguistiques par manque de temps. La mémorisation puis le réemploi en sont altérés. L’enfant entendant a reçu l’usage. Il observe cet usage. Il en tire des règles. L’enfant sourd ne reçoit pas l’usage. Il reçoit les règles mais avec ces règles, il ne peut pas reconstruire un usage si diversifié. Il se concentre alors souvent sur les « mots pleins » qui véhiculent du sens et il essaie de les juxtaposer selon l’impulsion du moment. Sa compréhension des textes écrits est alors gravement fautive. Les phrases qu’il produit sont quant à elles souvent agrammatiques. Trop d’enfants sourds en sont réduits à cette situation:avec des mots français, ils font des phrases qui ne sont pas du français.

L’enfant s’exprime souvent dans un français très approximatif mais souvent « efficace ». On le comprend. On n’a pas toujours le temps ni le désir d’interrompre la communication pour le faire « travailler ». On accepte alors des expressions incorrectes : « dort, pas« .

Parfois, même, (et presque malgré soi) on les encourage en les reproduisant. On est tenté de penser que l’enfant comprendra mieux ces formes incorrectes. On les redit donc de plus en plus souvent. « Dormir? Veux? « , « le manteau! Où? ». On lui prépare alors un avenir sombre sur bien des plans: scolarité (l’enfant sera en difficulté dans une scolarité qu’il devra effectuer en français), formation professionnelle, autonomie sociale, libre exercice de sa vie de citoyen.

Une autre conséquence des problèmes de perception de la langue apparaissent alors. Là où les jeunes enfants L.P.C. ont pu exercer leur intelligence de façon autonome, l’enfant sourd non L.P.C. se trouve en position d’attente pour découvrir la langue. Il est obligé d’attendre la séance de travail avec un professionnel (avec le risque d’être moins motivé à ce moment là pour observer la langue hors contexte et sans participation active ou affective). Il prend cette habitude intellectuelle d’attente.

Et plus on lui explique, moins il cherche par lui-même. Cette dépendance glisse même -pour certains enfants – vers une forme de passivité. Est-il besoin de rapporter ici les propos d’une enseignante d’arts plastiques qui fait remarquer que lorsqu’elle donne aux collégiens la consigne suivante : « maintenant choisissez la couleur que vous voulez« , les jeunes « sont complètement perdus ». Ils attendent, inquiets, qu’on leur dise -comme d’habitude- ce qu’ils doivent faire! Cette même dépendance qui engendre la passivité produit parfois l’effet inverse: la révolte et l’agitation.

Dans la perception de l’oral, l’enfant sourd :

  • comme tout le monde, enrichit sa perception de la langue grâce au contexte visuel non linguistique; mimiques, désignations etc. faisant souvent illusion sur la véritable nature de ses perceptions linguistiques. La réalité ne pourra plus être ignorée lors du passage à l’écrit.
  • au moment d’apprendre à lire, l’enfant apprendra les mécanismes du déchiffrage sans grande difficulté. Tout le monde s’en réjouira. Par contre, une tout autre réalité risque d’apparaître lorsqu’il s’agira de comprendre le sens des mots déchiffrés. Comment pourra-t-il reconnaître une langue qu’il connaît si mal? « Le chat sauta sur le toit de la loge de la concierge puis sur celui du local à poubelles« . Que peut bien comprendre un collégien qui ignore à la fois les mots « loge, concierge, local, celui, du » ainsi que la valeur des groupes « toit de la loge, loge de la concierge, celui du local » ?

L’écrit, c’est également produire un texte. On entend souvent dire que certains enfants sourds n’ont pas trop de problèmes à l’oral mais que -seul- l’écrit les gêne ! En réalité, dans l’expression non écrite, l’enfant peut jouer sur plusieurs registres pour se faire comprendre: mots, signes, gestes expressifs, intonations, mimiques, etc. On le comprend alors si bien qu’on « oublie » qu’il manque des articles, que les mots ne sont pas toujours à leur place, que … Et puis, avant d’apprendre à écrire, l’enfant est encore si jeune qu’on lui pardonne toutes ces approximations.

Plus tard, lorsque les années ont passé, on découvre que cette expression écrite s’est un peu enrichie, certes, mais qu’elle est souvent restée agrammatique. On comprend alors que l’expression écrite montre exactement la langue connue de l’enfant. On finit par se rendre à l’évidence. Ce jeune qui « n’a de problèmes qu’à l’écrit » souffre de tout à fait autre chose que de légères difficultés occasionnelles.

La réalité est alarmante. Le jeune en question ne connaît qu’une langue parcellaire, fautive, impropre à traduire ce qu’il veut exprimer, souvent impropre à exprimer un raisonnement et dont la pauvreté en mots abstraits nécessaires au développement de la pensée logique a entravé le développement même de la pensée.

Le L.P.C. permet à l’enfant sourd d’identifier les éléments et leurs agencements. L’enfant voit l’élément qui a été déplacé, son nouvel emplacement, les modifications que cela impose dans la nouvelle phrase, ce qu’il faut ajouter ou enlever, par quoi on remplace (pronoms personnels), la place de ce nouvel élément, les changements d’auxiliaire, etc. C’est à travers cette variété linguistique qu’il va pouvoir effectuer lui-même ces observations sur la langue, en situation, dans le vécu quotidien. Pourquoi dit-on : « il faut attendre Paul » et « Paul! On l’attend« ? Étonnant ! C’est pourtant bien la même action: on attend. Mais que de variations! Deux éléments nouveaux : « on« , « l‘ » en plus du changement du mot « attendre » qui devient « attend« .

Lorsqu’il joue au ballon l’enfant perçoit tantôt « envoie-le moi« , tantôt « tu me l’envoies? ». Pourquoi a-t-on mis un nouveau mot pour désigner le papa (me/moi) et pourquoi l’a-t-on déplacé? (le-moi/me-l’). Pourquoi ne pas avoir dit, comme dans la première phrase: « tu envoies le moi? « . Il s’agit pourtant bien du même ballon et de la même personne!

Pour agir, pour s’exprimer et obtenir ce qu’il veut, l’enfant qui a perçu clairement la langue, comprend que le respect de ces règles permet de désigner clairement les personnes, les actions, les choses. Il observe la différence entre « mon vélo » et « le vélo de papa » entre « le chien de papa » et « le papa du chien ». A table, il entend successivement des formes différentes pour nommer le même objet :

  • Veux-tu du fromage?
  • Non, merci.
  • Tu ne veux pas de fromage?
  • Alors, passe-lui le fromage.

Étonnant ! La même personne, désignant le même objet (le fromage), dans la même situation, (à table) au même moment (pendant le repas) dit d’abord « du fromage« , puis « de fromage« , puis « le fromage », et ces changements obéissent à des lois. Il n’est pas possible de proposer: « veux-tu de fromage? » (alors qu’on vient de lui proposer: veux-tu de l’eau?)

Mais une bonne perception occasionnelle ne suffit pas. Les automatismes -aussi bien pour la reconnaissance que pour la production -ne peuvent s’installer qu’après un grand nombre de répétitions. Seule cette quantité de répétitions permet de maîtriser toutes ces lois (dont nous n’évoquons ici qu’une infime partie)! Il est difficile d’offrir cette quantité uniquement à travers l’écrit. D’abord, la maîtrise de l’écrit arrive tardivement dans la vie d’un enfant. Ensuite, la pratique de l’oral est rapide. Elle permet un plus grand nombre de répétitions et donc une maîtrise plus solide et plus précoce, ce qui facilite la scolarité. Au fil des jours, l’enfant va pouvoir mémoriser et s’essayer au réemploi. S’il demande « donne de coca », la simple réponse de l’entourage -avec le LPC- vaut bien des cours de grammaire. « Ah ! Tu veux du coca? » et voilà une observation supplémentaire qui pourra être répétée et complétée, le cas échéant, par un commentaire simple: « tu sais, on dit » de l’eau « mais on dit du coca« .

C’est parce qu’il peut percevoir une grande variété de formes que l’enfant sourd avec le LPC peut découvrir l’intégralité de la langue au lieu de rester figé dans des expressions limitées. Il se prépare ainsi à affronter sereinement toutes les lectures qu’il fera bientôt en classe. Il pourra en comprendre le sens car il y retrouvera des expressions déjà connues.

La démarche de l’enfant entendant et celle de l’enfant sourd bénéficiant du L.P.C. sont de même nature. L’enfant exerce constamment une intense activité intellectuelle d’observation, d’analyse, de comparaison, bref, de recherche autonome. Il cherche en même temps à comprendre le sens de ce qui lui est dit et la façon dont fonctionne le système de communication pour le réemployer à son tour. Son expression parfois fautive rend compte des étapes de cette découverte de la langue. La plus fréquente de ces fautes provient d’une « invention » de la part de l’enfant. Par exemple, pourquoi un jeune entendant a-t-il dit : « elle va bouler » pour dire « elle va travailler » ? Cette étrange invention nous renseigne sur les observations fines déjà faites par l’enfant. Ici, on constate qu’il a déjà repéré tout seul une règle, uniquement à travers l’usage. Personne ne lui a enseigné comment.

Cette autonomie dans la découverte de la langue est doublement offerte par l’adulte.D’abord il a présenté l’usage courant de façon claire et précise, ce qui a permis à l’enfant d’en extraire la règle. Ensuite -occasionnellement- il corrige une expression non correcte:

  • Elle va bouler?
  • Oui, elle va au boulot.
  • Ah oui ! Elle va travailler.

Or, on constate que l’enfant sourd recevant l’intégralité de la langue grâce au L.P.C. commet également ces « bonnes fautes » qui rendent compte de son activité intellectuelle autonome. Cette autonomie n’est pas un simple petit luxe. C’est une double chance qui est offerte à cet enfant: aller à la conquête d’une langue qu’il va pouvoir intégralement maîtriser tout en s’entraînant constamment à une activité intellectuelle autonome.


4) Que se passe t-il lorsque l’on contourne le problème perceptif au lieu de le traiter ?

Comprendre une phrase suppose qu’on sache reconnaître le sens des mots, mais aussi qu’on raisonne à partir des informations recueillies.

Exprimer une idée suppose qu’on connaisse les mots « porteurs de sens » pour nommer ce que l’on souhaite exprimer mais aussi que l’on connaisse la valeur des « petits mots » qui feront changer le sens.

Accès à l’implicite – raisonnement – jeux de mots – expressions usuelles.

Dans la vie courante, nous n’explicitons pas tout. Nous laissons très souvent de nombreux sous-entendus. Par exemple, dans la question « que fais-tu cet après-midi? Tu es libre? Non! Et demain? » nous attendons la réponse sans avoir explicitement continué: « seras-tu libre demain après-midi? ». Nous laissons cette partie de la question implicite. Cela nous semble « couler de source ».

Comme nous l’avons déjà évoqué, les problèmes de la perception de l’oral (lorsque l’on se prive des compléments visuels apportés par le L.P.C. ) sont tels que l’on hésite à utiliser une langue orale précise et variée pour l’enfant sourd, le privant ainsi d’aller spontanément à la découverte de cette langue.

De plus, on évite également de laisser subsister des sous-entendus: on essaie de tout expliciter dans les plus petits détails. L’enfant se trouve alors doublement handicapé: dans sa découverte de la langue et dans sa recherche autonome du sens.

Dans notre exemple, l’enfant entendant a bénéficié de plusieurs informations concernant le mot « demain« . Il a découvert le sens premier de ce mot (le jour qui vient après « aujourd’hui ») et, en plus, a vu ce mot utilisé dans des contextes très variés sans toujours recevoir des explicitations précises. Il a bien été obligé de les chercher et de les découvrir tout seul. De proche en proche, non seulement il a compris les divers sens du mot (demain désigne parfois un avenir lointain) mais il a également pris l’habitude de compléter les phrases tout seul. C’est devenu pour lui un réflexe. Il met immédiatement le mot « demain » en relation avec le contexte. Il comprend ainsi que l’on évoque diverses réalités:

  • la météo: « aujourd’hui, il pleut. Et demain? … «
  • des actions à venir « aujourd’hui on reste à la maison et demain?
  • le nom d’une journée: « demain, ce sera mardi »
  • une date: « demain on sera le 15 juin 2014«
  • une appréciation sur l’avenir: » ce n’est pas si grave. Demain est un autre jour!«
  • une appréciation sur un futur lointain: « Aujourd’hui, la science ne peut pas encore…mais qu’en sera-t-il demain?

Par contre, l’enfant sourd qui a été habitué à se voir tout expliciter n’est pas entraîné à chercher tout seul. Il risque de rester tributaire des seules formes apprises. Dans l’exemple : « Que fais-tu cet après-midi ? Tu es libre ? Non! Et demain ? ». L’enfant sourd qui était habitué à la question « et demain » dans le contexte exclusivement scolaire : demain, nous serons le … (jour et date) a répondu à la question « et demain? » en donnant le nom du jour et la date. Qu’est-ce qui lui a manqué pour comprendre le sens exact? L’usage de la langue usuelle dans des contextes variés.

La petite entendante de deux ans et demi qui a reçu de belles bottes fourrées pour l’hiver et qui veut les mettre pour aller se promener au bord de la plage en plein mois de juillet se trouve déconcertée en s’entendant répondre: « non, tu ne vas pas mettre tes bottes aujourd’hui. On met ces bottes-là quand il ne fait pas beau! » Elle s’étonne alors: « pas beau, les bottes? » Naturellement, elle reçoit une réponse, mais pas une explication complète. « Mais si, elles sont très belles tes bottes. Mais on ne les met pas aujourd’hui. » La petite fille a bien été obligée de chercher toute seule le sous-entendu contenu dans cette réponse: « on met les bottes quand il ne fait pas beau« . « Pas beau » ne s’applique donc pas aux bottes puisqu’elle a entendu: « elles sont très belles tes bottes« . Donc, « pas beau » doit s’appliquer à autre chose. Or, aujourd’hui, il fait beau donc et on ne met pas de bottes fourrées. Donc, « pas beau » s’applique peut-être au temps.

L’enfant sourd non-L.P.C. est rarement confronté à devoir développer ces raisonnements. On lui « mâche » le travail. A trop le protéger, on le sur-handicape.

Cette activité intellectuelle pour comprendre ce qui n’est pas explicitement énoncé s’applique autant à la recherche du sens « sous-entendu » qu’à la découverte de la langue.

Souvent, l’enfant entendant comprend le sens, non pas grâce à l’association d’un mot avec un objet mais tout simplement parce qu’il a pris l’habitude de « raisonner sur la langue », de chercher des « parentés » entre les mots sans pourtant qu’on lui ait enseigné de façon explicite les liens entre « balai, balayer », « couleur, colorier » etc. Ainsi, lorsqu’on lui parle d’une « tortue avec une carapace tachetée« , l’enfant établit un rapprochement avec le mot « tache« . Il découvre le lien non explicité entre « tache et tacheté ». S’il trouve: « les bords de la rivière sont sablonneux« , il cherche dans son « dictionnaire intérieur », il y trouve un mot familier, « sable », et accèdera tranquillement au sens de sablonneux.

Ce qu’il fait pour le vocabulaire, il le fait également pour les « petits mots ». On ne lui a pas expliqué qu’on joue du piano, de la trompette, de la guitare ni qu’on joue au ballon, qu’on saute à la corde, qu’on joue à la marelle etc. D’abord, il mémorise les « petits mots », « du, au, etc. ». Puis, à la mémoire succède l’analyse qui lui permet de comprendre les règles de fonctionnement. S’il découvre l’existence d’un nouvel instrument et s’il en retient le nom, il dira qu’il a vu jouer « du saxo » et non « au saxo » Pourquoi trouve-t-il le mot juste? Parce qu’il a bénéficié de deux apports:

  • un apport extérieur à lui: la perception de l’usage (on joue « d’un » instrument)
  • un apport interne, l’analyse personnelle qui lui a permis de tirer des conclusions sur ce qui ne lui a jamais été explicitement montré.

L’enfant sourd L.P.C. est habitué à cette » gymnastique » intellectuelle.

L’enfant sourd non L.P.C. prend l’habitude d’attendre des explications. Il reste souvent inerte face aux nouveautés, non pas par impuissance intellectuelle, non pas parce qu’il est sourd, mais parce que, étant sourd dans un environnement non-utilisateur du L.P.C. il a été privé de la réception d’une langue précise et variée ce qui l’a privé d’analyser, de comparer, de déduire. Au lieu de lui parler de « bords de rivières sablonneux », on lui a dit: « il y a du sable près de l’eau », ce qui l’a privé de l’activité de comparaison et de déduction pour comprendre le sens de sablonneux par comparaison avec un mot « de la même famille ». Au lieu de lui parler d’un animal possédant « une carapace tachetée« , on lui a dit que l’animal a « des dessins sur le dos, comme des taches » etc.

On lui a toujours tout expliqué et, du fait des difficultés perceptives, fourni des explications souvent courtes et incomplètes. Ces explications laissant si peu de place à la recherche personnelle engendrent trop souvent un intense sentiment de dépendance chez le jeune sourd qui est porté à attendre les explications et qui n’est pas enclin à chercher par lui-même.

Il ne faut pas s’imaginer pour autant que l’enfant sourd est incapable d’émettre des hypothèses. Bien au contraire. Malheureusement, il ne peut émettre ces hypothèses qu’à partir de ce qu’il connaît. Comme tout enfant, il est tributaire de son environnement. Si l’environnement accepte de fournir des informations clairement identifiables et en nombre suffisant, l’enfant sourd les traite exactement comme l’enfant entendant.
Par contre, lorsque l’environnement ne fournit pas ces informations, ni en qualité ni en quantité, l’intense activité de recherche fournie par l’enfant sourd s’applique alors à contre temps. Faute de chercher le sens en observant la combinaison de tous les éléments de la phrase, il s’applique à rechercher le sens possible à partir des quelques éléments connus. Ainsi, face à des formulations du type « par quoi, à partir de quoi, sur quoi, de quoi etc. « , l’enfant qui ne connaît que « quoi » pense « qu’est-ce que c’est? ». Ainsi, à la question « à partir de quoi se forme une pomme?« , l’enfant sourd non L.P.C comprend ici, « quoi, la pomme?« , c’est à dire, « qu’est-ce que c’est? » Il proposera donc une réponse erronée: « la pomme est un fruit ».

Cette difficulté à accéder à l’implicite a deux origines, au moins: carence d’informations et habitude d’attendre explications et informations. Ces deux problèmes en engendrent un autre: ils gênent le fonctionnement et le développement de l’imaginaire.

Lorsque l’on parle de la vie des nomades dans le désert à un élève de sixième, on évoque les dunes, la sécheresse, la chaleur, le sable, l’aridité, la fraîcheur nocturne, les cailloux, les collines, le ciel, des couleurs etc. Les entendants qui n’avaient qu’une vague connaissance de cette réalité géographique ont pu enrichir immédiatement leur image intérieure à partir de ces mots. Ils ont pu ensuite rédiger un bon devoir sur ce thème. Par contre, l’élève sourd non L.P.C. qui n’a, pour toute représentation du désert que les qualificatifs « jaune, chaud » ne peut produire qu’un texte pauvre. On lui fait observer des photos variées représentant des déserts en association avec quelques mots nouveaux avant de l’inviter à recommencer son texte. Mais le désert est resté « chaud et jaune ». Ce jeune avait associé l’observation du réel à ces deux données: chaud et jaune. Une découverte rapide des mots décrivant des réalités nouvelles n’avait pas suffi. L’enfant n’avait pas pu maîtriser toutes ces nouveautés.

Or, la maîtrise vient par l’usage et les répétitions. L’usage du seul écrit réduit leur nombre contrairement à l’oral qui, plus rapide, permet d’en multiplier le nombre en moins de temps. Cet enfant manquait d’usage. Son image intérieure de la réalité était pauvre à la fois par manque d’informations générales mais aussi par manque de la maîtrise du vocabulaire destiné à les décrire. Il a fallu consacrer du temps à manipuler ces mots nouveaux, dans le contexte du désert mais aussi dans d’autres contextes de façon à ne pas laisser l’enfant rigidifier ou limiter ses nouvelles connaissances. L’objectif est bien de fournir la réalité de la langue et des supports au développement de son imagination, donc des outils transposables.

La compréhension des jeux de mots et des histoires drôles repose souvent sur l’implicite ou sur un usage intempestif des homonymes ou synonymes. Pourquoi donc Monsieur et Madame Time prénomment-ils leur fils Vincent et, pardon à nos amis belges, pourquoi nagent-ils toujours au fond de la piscine? (je tiens à préciser que quelqu’un leur avait dit : « au fond, vous n’êtes pas si bêtes! ») Quant aux histoires drôles, la lecture des histoires sur les papiers d’emballage de certaines sucreries fournit un stock inépuisable pour faire travailler l’imagination des enfants et leur faire reconstituer tous les sous-entendus sur lesquels reposent ces histoires:

  • Dis papa, quand m’achèteras-tu une bicyclette?
  • Quand tu sauras l’écrire sans faute.
  • Eh bien papa, j’ai changé d’avis. Je voudrais un vélo

Quant aux expressions usuelles avec sens figuré « j’ai un petit creux, prendre les jambes à son cou, courir ventre à terre etc. »., elles sont souvent éliminées de l’expression des adultes qui simplifient en disant « j’ai faim, cours, vite, etc. » L’enfant ne les connaît pas. Que va-t-il comprendre lorsqu’il les trouvera dans un texte? « On a de la terre dans le ventre ou bien on porte l’univers dans son ventre (sic) »

Le problème de l’accès à l’implicite se pose également dans le développement de la pensée logique. Lorsque l’on demande à un enfant d’exposer les causes qui ont produit un certain effet, l’enfant sourd qui voit l’effet est trop souvent tenté de le décrire au lieu de « remonter aux sources non explicites ». La vie courante et toute la scolarité met en jeu ce type de recherche.


Conclusion

En conclusion à cette longue réflexion sur la perception, et à l’apport de la lecture labiale, on constate que comme tous les enfants le jeune sourd va à la découverte de la langue à partir de ses perceptions et s’exprime ensuite en réemployant ce qu’il a perçu. L’expérience a très largement montré que la pauvreté des informations apportées par la lecture labiale ne constitue pas une aide suffisante pour l’acquisition de la langue française par l’enfant sourd. Sans LPC cet enfant est alors tributaire d’un enseignement qui -par manque de temps- devient dramatiquement sélectif. Hors un préceptorat exigeant, contraignant et parfois coûteux, l’enseignement permet très rarement à l’enfant sourd sans LPC de connaître suffisamment la langue française, tant pour comprendre que pour s’exprimer.

Dans ces conditions, il est souvent condamné à mal comprendre les textes lus. Sa production en français reste souvent pauvre, avec des successions de mots sans ordre, déformés, mal relié entre eux autour de verbes sans pronoms personnels, mal conjugués ou pas conjugués du tout, voire absents, sans prépositions ou avec des prépositions mal utilisées, mal placées etc. Cette détresse linguistique est lourdement aggravée par certains entendants qui, pensant favoriser la compréhension par l’enfant sourd, n’hésitent pas à présenter une langue souvent déstructurée.

De nos jours, seul le LPC résout le problème fondamental posé aux personnes sourdes : la perception de l’oral. Il permet de communiquer intégralement en français. L’enfant sourd peut ainsi aller naturellement à la découverte de la langue parlée dans son environnement.

Le LPC n’est pas réservé à la communication entre sourds et entendants. Les personnes sourdes l’utilisent avec le plus grand confort pour communiquer entre elles en français quand elles le souhaitent ce qui n’exclut pas pour autant la pratique de quelque autre langue que ce soit.

La réception claire et complète du français, dans toutes les circonstances de la vie, à l’école comme à la maison, dans les loisirs comme en rééducation orthophonique, permet à l’enfant sourd une acquisition naturelle et complète du français, clé de l’intégration et de l’autonomie tant pour la vie scolaire que pour la vie de citoyen.

France BRANCHI, Professeur des INJS